Portrait croisé d’Anjela Duval

Nathalie Caradec

L’oeuvre abondante d’Anjela Duval se prête volontiers à une analyse de type thématique où se dessinent des lignes de force : la terre et toutes ses composantes, la langue bretonne, la spiritualité… Comment caractériser ce regard en éveil sur les hommes et le monde, cette poésie du quotidien qui rappelle à l’oeil ce que trop souvent il ne voit plus ? « Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance » affirmait Saint-John Perse en recevant le prix Nobel.

Cette définition brève et dense me semble particulièrement convenir pour Anjela Duval. En effet, sa poésie nous renvoie à un univers connu qu’elle renouvelle par sa vision très personnelle du monde. Elle est une parole immédiate, une profondeur mise à nu. La poésie ne masque pas, elle dévoile, elle ne ment pas, elle révèle. Les mots d’Anjela Duval sont portés par la force intérieure d’une femme authentique. C’est pour cela qu’ils touchent. Le sentier qui quitte Traoñ-an-Dour ne débouche pas sur une voie sans issue ; il mène à d’autres cultures, d’autres livres, d’autres rencontres. Anjela Duval travaille ses terres, s’occupe de ses bêtes, mais après le labeur acharné vient le moment de la lecture, du courrier, de l’écriture. À cette heure tardive, l’écho du monde pénètre le silence de la petite ferme. Dans une solitude propice à la création commence un travail d’orfèvre qui s’achève sur le cahier d’écolier. Le rendez-vous avec les mots est un cheminement vers la porte étroite de la lumière…

Beaucoup de choses ont déjà été dites et écrites sur la poétesse et son oeuvre. Pour ma part, j’ai souhaité mieux comprendre qui était cette femme, quels étaient ses combats, comment elle pouvait vivre et créer, passant du champ au poème, de l’anonymat à la renommée. Afin d’approcher cette personnalité riche et complexe, j’ai cherché à composer un portrait d’elle à partir de deux types de données.

Tout d’abord, j’ai réalisé une dizaine d’entretiens, notamment sur les communes de Plouaret, du Vieux-Marché et de Trégrom. J’ai demandé à des personnes qui avaient bien connu Anjela Duval de me parler d’elle, de me préciser comment elles la percevaient de son vivant et quelle image elles gardaient d’elle aujourd’hui. Les personnes qui ont eu la gentillesse de me répondre appartenaient à son entourage familial, vivaient dans le voisinage ou l’avaient côtoyée sur les bancs de l’école 1. Ensuite, j’ai étudié une correspondance entre Anjela Duval et Soeur Marie de Saint-Michel, religieuse de la communauté du Saint-Esprit. L’échange épistolaire, en français, s’est déroulé de façon relativement suivie pendant une quarantaine d’années, de 1936 à 1977, et est particulièrement révélateur de l’évolution d’Angèle-Anjela. Le ton tient de la confidence: Anjela ouvre son coeur et parle de ses difficultés, ce qui n’empêche ni les anecdotes ni l’humour. Par le prisme des lettres 2, certains éléments de sa vie prennent un éclairage particulier. À partir de ces deux sources d’informations, tantôt convergentes, tantôt divergentes, j’ai tenté de recomposer un portrait de la poétesse de Traoñ-an-Dour. Il s’organisera selon trois axes : le sens de la terre, puis le courage et la souffrance de cette femme, enfin l’émergence de l’écrivain.

 

Le sens de la terre

Le rapport à la terre est certainement l’une des clés permettant de saisir la portée de la poésie d’Anjela Duval. C’est d’ailleurs par cette caractéristique qu’elle m’a d’abord été décrite : « C’était une vraie paysanne », « elle avait ça dans le sang ». Il n’ y a pas une lettre où elle ne parle de ses champs ou de ses bêtes. Tout d’abord, nous verrons en quels termes elle évoque ces deux sujets. Puis nous essaierons de comprendre ce qui se joue dans ce puissant
rapport à la terre.

Ce goût pour le travail de la terre, il semble qu’Anjela l’ait eu assez tôt. L’une des enfants du voisinage, Mme Guiomard, venait régulièrement chez elle : «On ne jouait pas, on jardinait », raconte-t-elle. Je n’ai pas eu d’autre témoignage sur cette période de sa vie, mais on peut supposer qu’Angèle a toujours participé, du vivant de ses parents, au travail de la terre. Restée seule à Traoñ-an-Dour, elle effectuait de pénibles travaux des champs en dépit d’une santé déficiente : « J’ai coupé à la faucille dans les 500 gerbes toute seule […] Avec ma jument Cybèle j’ai traîné 39 charretées dont j’ai construit 36 en 4 jours dont 26 à la maison et 13 chez ma voisine 3. » Elle parle souvent à son amie de la moisson et de son cortège de fatigue. Parfois, c’est la météo qui contrarie ses plans : « Le temps est abominable cette année, on a mille misères à semer les blés […] Les gens disent que ce sont les expériences de Bikini avec leurs bombes atomiques qui ont détraqué les saisons, ils finiront par couper la terre en deux morceaux 4!» Quelques années plus tard, elle reprend le même type de propos : « Jamais je n’ai vu encore si mauvais temps. La pluie tombe continuellement. Je n’ai pas pu encore semer mon blé. La terre est prête mais dès qu’elle commence à sécher, la pluie recommence. Ce n’est plus Traou-an- Dour, cette année c’est Traou-ar-Fank ; tant d’humidité me brise 5. » Et les exemples sont nombreux…

On sent nettement que sa vie prend tout son sens dans cet espace où elle aime travailler. On saisit également toute l’étendue de ses difficultés. Ses journées de labeur l’épuisent et ne lui procurent que de maigres ressources. L’hiver très rigoureux de 1963 lui a apporté beaucoup de soucis : « Oui l’hiver a été très dur, non seulement j’ai eu très froid, mais les dégâts sont importants, sur les fourrages et sur le blé, les plants de choux les pommes de terre. Mais il ne sert pas de gémir […] Pendant 2 mois les bêtes n’ont pu sortir. On a moulu tout le grain pour leur faire des buvées. On a brûlé toute la provision de bois pour cuire à manger aux bêtes puisqu’on ne pouvait donner rien de cru […] Et le plus dur reste à courir : la soudure. »

Malgré son courage, le fardeau semble parfois écrasant : « Je suis lasse de lutter j’ai beau trimer sans arrêt je crois que je m’embourbe de plus en plus ; la vie est dure aux paysans quand ils avancent en âge et je n’ai aucun secours à attendre de nulle part ; au contraire on me sollicite encore 6. » Dans son propos, elle ne dissocie pas sa propre condition de celle des autres paysans. Témoignages et lettres convergent : elle défendait la cause paysanne avec ferveur, cause qu’elle liait étroitement au devenir de la terre. Selon mes interlocuteurs, elle ne supportait pas les critiques sur ce sujet. Elle estime faire partie des « pauvres demeurés fidèles à la terre et aux traditions » 7. Elle s’inquiète de l’évolution du métier, des terres laissées à l’abandon lorsque leurs propriétaires doivent se retirer : « C’est ainsi partout dans cette région, à la mort ou au départ des anciens, les fermes restent en friches. Aucun jeune ne prend la suite, sauf dans les très bonnes terres bien placées 8.» La moindre parcelle de terre la préoccupe ; ainsi, lorsqu’elle fait un séjour à l’hôpital de Lannion, elle décrit : «De ma fenêtre je vois une cité neuve bâtie au milieu d’un secteur très boisé qu’on a eu le respect de garder le plus intact possible 9. » Rien n’échappe à son regard… L’amour qu’Anjela porte à la terre est particulièrement fort et ne tient pas seulement à son activité de paysanne. Sa réflexion prend source à Traoñ-an-Dour, dans ce qu’elle observe alentour. Elle pose un regard avisé sur les bouleversements qui secouent le monde agricole de l’époque. Elle s’inquiète de l’environnement quand peu de gens s’en soucient, que l’heure est plutôt aux destructions massives d’arbres et de talus dans le cadre du remembrement. Ses positions tranchées, son refus de la mécanisation ne lui valent pas que des amis. Une anecdote d’André Souliman souligne aussi qu’elle n’échappe pas au paradoxe. Il m’a raconté qu’elle refusait de couper les arbres sur ses propres terres et qu’il lui rapportait donc du bois de chez lui afin qu’elle se chauffe…

Lors des entretiens que j’ai menés, le lien fort qu’entretenait Anjela Duval avec ses animaux m’a été chaque fois confirmé : ses vaches, son cheval et surtout ses chiens comptaient énormément. Ces derniers occupaient une place privilégiée à ses côtés. L’une de mes interlocutrices m’a précisé qu’Anjela disait « mes enfants » en évoquant ses chiens. Hospitalisée, elle demandait à André Souliman de leur préparer du chocolat chaud. Dans sa correspondance, elle en parle très peu, excepté la perte de Fido qui ressort de cet ensemble comme un moment singulier : « Mon pauvre Fido est mort aussi vers la mi-mai il s’est empoisonné. Je suis vraiment seule depuis que cet humble compagnon m’a quittée. Seule avec mon bon ange, mais je n’ai plus peur 10

Elle parle également de ses juments Cybèle et Cocotte, mais uniquement pour confier ses soucis : « J’ai encore des tribulations avec mes bêtes : j’ai dû liquider ma bonne jument “ Cocotte ” qui ne pouvait plus marcher. On m’a envoyé une carne à l’essai. Je ne peux pas la garder et c’est difficile de trouver des chevaux, qui se raréfient à cause des tracteurs ; on a toujours des tracas dans une ferme, si modeste soit-elle 11. » Elle fait part aussi des frais de vétérinaire qui pèsent sur ses maigres ressources, des bêtes qui meurent sans lui rapporter un sou.

Parfois, de ce lot de déconvenues émerge une anecdote plus réjouissante, comme celle des petits lapins élevés par ses bons soins : « Une mère lapine est morte quand ses 15 petits avaient 10 jours. J’essaye de les élever au biberon (1 biberon jouet tout petit) il y a 12 vivants encore ce soir, cela fait 3 semaines que je les soigne. Si vous les voyiez là blottis au coin du feu en ce moment. Ils couchent dans une manne bien tapissée et mangent et courent où ils veulent. Dommage que je n’aie pas une caméra 12. » La paysanne se montre souvent sous un jour rude. Elle n’en est pas moins capable de beaucoup d’attentions envers ses animaux.

Le fait que dans quasiment toutes ses lettres Anjela Duval parle des travaux des champs, des récoltes, de la rude vie des paysans montre à quel point elle tisse un lien viscéral avec la terre. Sa vie est là ; elle se déploie dans cet espace restreint qu’elle semble ne jamais quitter et hors duquel elle n’imagine pas vivre. Sa ferme représente le centre de ses préoccupations, de sa réflexion et de sa création. Il m’a fréquemment été rapporté qu’elle ne bougeait pas de son lopin de terre, qu’elle y vivait en « ermite ». Cependant, à une époque, elle s’est régulièrement rendue au bourg de Trégrom pour faire des provisions. C’est en tout cas ce que m’a raconté Mme Blanchard. Elle a connu Angèle dans son épicerie où elle venait jusqu’à l’époque de la guerre : «Tant que les tickets de ravitaillement marchaient, ça allait, elle venait faire son commerce chez moi […] mais quand le pétrole a manqué, […] là j’avais été obligée de lui dire qu’il fallait qu’elle prenne son pétrole au Vieux-Marché. » Il y avait en effet un contingent attribué pour les gens de la commune uniquement. Apparemment, elle a limité au minimum ses déplacements et ne s’est pas souvent éloignée de Traoñ-an-Dour. Dans une de ses lettres, elle relate néanmoins : « Maman et moi avons été en pélerinage cette année à St Yves à Tréguier, presque un grand voyage pour nous, je vous ai gardé une image en souvenir de ce jour 13. » On sent bien là un événement exceptionnel qu’elle a vécu avec ferveur.

Dans cette correspondance avec son amie religieuse, il apparaît clairement que la terre léguée par ses parents est sa raison de vivre. La mort de son père marque une rupture dans son existence ; le deuil est douloureux pour elle comme pour sa mère : «Pour moi chère bonne soeur je ne suis plus la même, le bonheur s’est enfui de notre foyer quand mon cher père est retourné à Dieu, j’ai été deux mois dans un état de stupeur et de découragement et puis petit à petit la terre m’a reprise toute entière puisqu’il fallait en vivre 14. » Dans presque toutes les lettres, elle raconte sa terre ; les descriptions ou les anecdotes varient mais ses préoccupations sont toujours présentes. Son choix de vie et l’attachement profond qu’elle conçoit pour ce lieu sont intimement liés : «Pour ma part si je devais quitter Traoñ-an-Dour je ne survivrais pas il me semble. Pourtant dieu sait si j’y ai souffert plus que de raison et s’il s’y trouve un pouce de terre que je n’aie mille fois arrosé de mes sueurs et souvent de mes larmes et mes parents avant moi ont fait de même et c’est pourquoi il m’est si cher car tout ici me parle encore d’eux 15

L’attachement à cette ferme est tel qu’elle refuse d’aller vivre ailleurs lorsque l’occasion se présente et que ses problèmes de santé le recommandent: «M. le Recteur m’a envoyé mes pâques à la maison je ne pouvais même pas supporter le transport ; on m’engageait à lâcher ma ferme et à aller habiter chez ma marraine […]. » Malgré sa souffrance, elle n’accepte pas cette proposition : « j’ai reculé au dernier moment. Mais je vous assure que j’ai été abreuvée de chagrin. Oh que le calvaire est dur à gravir »16. De la même façon, il lui est difficile, à la fin de sa vie, d’accepter de louer sa terre à André Souliman. Elle souhaite, jusqu’au bout de ses forces, tenir sa ferme. Lorsqu’elle écrit à son amie de son lit d’hôpital en septembre 1976, c’est encore à sa terre qu’elle pense : «Ma chambre est pleine de fleurs et de bonbons. Mais je préférerais les ronces de Traoñ-an-Dour, et la senteur de la terre qui a reçu je crois le miracle de la pluie. »

On perçoit dans ses propos comment l’émotion suscite immédiatement des images visuelles et olfactives. La sensation devient une porte d’entrée, une voie de connaissance pour accéder à autre chose. Le miracle est à prendre ici dans sa double acception de mystère et de merveille. En quelques mots simples, elle révèle la dimension mystique qu’elle confère à la terre.

Le courage et la souffrance

Chaque entretien confirme qu’elle faisait preuve de beaucoup d’ardeur au travail. Sa correspondance révèle aussi une grande force de caractère face aux nombreuses difficultés du quotidien. On sent pourtant poindre parfois du découragement, accentué par un épuisement physique qui interroge aujourd’hui. J’avoue avoir été particulièrement surprise par la longue liste de ses maux, liste complétée et nuancée au fil des lettres. Il me semble important de le souligner car on a peut-être sous-estimé à quel point sa santé était déficiente et combien Anjela Duval pouvait souffrir. Nous allons successivement aborder ces trois points : le courage, la mauvaise santé et son cortège de fatigue, la solitude.

Dès l’enfance il semble bien qu’elle ait été particulièrement courageuse et cette qualité m’a également été citée à propos de son père. Une ancienne voisine d’Angèle, Mme Guiomard, dont la mère était restée seule avec ses quatre enfants du fait de la mobilisation du père pendant la guerre, insiste sur l’aide apportée à l’époque par le père d’Angèle : « J’ai beaucoup d’estime pour lui. […] Ma mère avait été beaucoup aidée par Duval kozh. » Elle a toujours trouvé qu’Angèle était assidue à l’effort : « elle travaillait aussi bien dans la maison que dans les champs ». Et Mme Guiomard ajoute : « elle savait tout faire comme un homme».

Par rapport au travail de la terre, mes interlocuteurs ont confirmé sa vaillance ; refusant la mécanisation, elle s’usait à la tâche pour de maigres ressources. Mme Corson précise : « elle se donnait beaucoup de mal sur ses terres, pour peu de revenus ». Elle déploie beaucoup d’énergie dans sa petite ferme, mais sa vie se déroule dans une grande pauvreté. Sa correspondance témoigne de cette précarité. Elle rapporte ainsi un fait révélateur de sa situation, de l’état d’esprit dans lequel elle vit. Elle décrit les travaux d’amélioration effectués à la communauté de Trégrom: « Mais tous ces changements vont coûter les yeux de la tête. Pour ma part j’ai été heureuse d’y contribuer, non pas en argent car malheureusement le diable se loge dans ma bourse, mais j’ai donné mon plus beau peuplier, planté de mes propres mains dans ma plus tendre jeunesse 17. » Le don n’est pas côté argent mais côté coeur. Sa vie de pauvreté est resserrée autour d’actes et de choses essentiels qui tissent la trame de ses jours et justifient ses choix fondamentaux.

Face aux difficultés de tous ordres, Anjela Duval rechigne à demander de l’aide. Ainsi, lorsqu’elle s’occupe de sa mère malade: «Priez le bon dieu de nous conserver l’une à l’autre encore longtemps et la santé pour moi afin de pouvoir subvenir à notre subsistance à toutes les deux car je ne veux pas être réduite à demander aide au  gouvernement pour elle tant que je pourrai travailler 18. » Elle met un point d’honneur à ne dépendre de personne…

À la lecture de cette correspondance où Anjela se confie, j’ai donc été frappée par les problèmes de santé de cette femme. L’abondance d’exemples permet de mesurer l’ampleur de ses souffrances, tantôt physiques, tantôt morales. Les premiers gros soucis dont elle fait part à son amie religieuse sont les problèmes de santé de ses parents. Mais très vite sa propre fatigue commence à la gêner. La lettre du 7 avril 1941 vient annoncer la mort du père d’Anjela Duval « enlevé en 3 jours par une congestion pulmonaire ». La jeune femme raconte plus tard combien elle s’occupait de lui dans ses dernières années: «Mon père en vieillissant et en perdant ses forces était devenu pour ainsi dire notre enfant, on le soignait comme on soigne un enfant et il s’en trouvait si bien qu’il en pleurait en nous remerciant 19. » Sa mort bouleverse les deux femmes de Traoñ-an-Dour. Rapidement l’état de Mme Duval s’aggrave également ; Angèle doit s’en occuper attentivement. Ainsi, dans la même lettre, elle explique que sa mère a été victime d’une insolation « en revenant de la grand messe le 27 juillet. Elle a été sans connaissance jusqu’au lendemain matin. Elle a reçu l’Extrême-Onction dans cet état puis, quand elle a repris ses sens elle a pu se confesser et communier vers 9 heures du matin. Oh cette nuit là ! J’ai crié ma peine à St Yves qu’Il m’a encore accordé le miracle car le médecin l’avait condamnée, mais des jours et des nuits je l’ai disputée à la mort j’ai été deux mois exacts sans me déshabiller je m’allongeais sur un lit de fortune tout près de son lit me levant dix fois la nuit pour la soigner. » Et elle ajoute : « C’est le travail de trois personnes que je dois faire maintenant, je ressemble plus à une machine qu’à une personne civilisée. » On imagine avec quelle abnégation Angèle a dû faire face. La lutte, dans un sens large, est au centre de son oeuvre. Elle est également au coeur de sa vie. Le quotidien ne semble jamais aller de soi, il s’inscrit au contraire comme un combat permanent pour rester debout, le plus dignement possible. La rançon de cette ténacité : un énorme épuisement s’abat sur la jeune femme quelques années plus tard. Dès les années 1942-1943, elle se plaint d’une fatigue écrasante dans presque toutes ses lettres. En septembre 1950, elle ne peut plus se lever : «Deux docteurs sont venus, ils prétendent que je n’ai aucune maladie bien déterminée […] tout cela avait pour cause la fatigue, le surmenage intense et prolongé, une anémie profonde. On m’a prescrit 3 mois de repos complet, avec défense de recommencer les travaux fatigants. » Mais les sages recommandations des médecins peuvent-elles être respectées ? Dans la même lettre, elle confie : «Ma pensée est absente, je ne trouve plus le fil de mes idées c’est une sorte de torpeur d’où j’ai du mal à sortir. » Son état d’épuisement est tel qu’elle semble au bord de la dépression nerveuse. Trois ans plus tard elle décrit les mêmes symptômes : « Je suis vraiment bien bas et je crains pour ma raison tant mes malaises sont étranges, je sais bien que c’est la fatigue et le chagrin [sa mère vient de mourir] qui m’ont mise dans cet état. » Les années suivantes n’apportent aucun apaisement. En 1955, elle évoque une « grave crise cardiaque avec un peu de congestion cérébrale », elle affirme : « Je crains la paralysie définitive il me faut presque constamment un appui pour rester debout et marcher et mes bras ne sont pas beaucoup plus solides. » En 1958, son état s’est tellement dégradé que seule la morphine la soulage… En 1970, une nouvelle alerte cardiaque fait craindre le pire : « Ma chère Soeur Michel je vous écris de mon lit d’hôpital où je suis clouée depuis huit jours. Le mardi soir j’ai eu une crise cardiaque. Comment j’ai résisté ? L’heure n’était pas venue! Depuis il y a des hauts et des bas je ne sais pas ce que je dois attendre. » Les exemples sont nombreux et ne se réduisent pas à cette énumération pourtant déjà longue. En une phrase Anjela Duval se résume : «Pour ce qui est de moi, ma vie est un miracle de tous les jours, je ne tiens debout que par habitude. » Le corps se dérobe mais l’esprit résiste. La santé vacille mais les soirées sont, jusqu’à ses derniers jours, consacrées au courrier et à la poésie. L’écriture suspend la douleur du corps, la douleur de la solitude. Lecture et écriture amputent beaucoup le temps de sommeil. André Souliman m’a confirmé les veilles tardives et répétées d’Anjela Duval. Lorsqu’il lui arrivait d’achever des travaux agricoles à une heure avancée de la nuit et qu’il passait chez elle avant de partir, il la trouvait au lit, plongée dans la lecture. Elle lisait régulièrement jusqu’à une heure du matin. Anjela avait bien conscience de voler ainsi du temps à un repos nécessaire, mais ne modifiait pas pour autant ses habitudes. Sa correspondance montre qu’elle a toujours profité de ce moment du soir pour se consacrer à l’écriture. Elle précise dans de nombreuses lettres qu’il est onze heures ou minuit. Parfois elle paraît en achever prématurément la rédaction tant le sommeil la gagne. Dès 1943 elle note : «Tous les jours je me disais : ce soir il faut que j’écrive à Soeur Michel (car il y a des années que je n’écris pas le jour) et tous les soirs j’étais trop tard et surtout trop fatiguée ; car je l’avoue j’ai peur de ne pouvoir tenir tant je me sens fatiguée, depuis février je suis assez mal en point. » En 1950, elle exprime à nouveau cet état de lassitude : « Il faut que je vous quitte ma chère Soeur Michel, je suis transie et puis je ne me sens pas d’ailes ce soir je suis trop fatiguée alors on a du plomb dans l’âme. » De nombreuses lettres portent ce type de remarques, ce qui révèle son état d’exténuation. Plus tard, les mêmes heures tardives seront dévolues à la production poétique et l’énergie créatrice l’amènera également à veiller : « Malgré la température sibérienne je me couchais tous les jours vers minuit. Je n’arrive plus à contenter tout le monde avec mon breton, et je n’ai pour écrire que le temps que je prends sur mon sommeil 20

Qu’en est-il de sa solitude ? Aucun de mes interlocuteurs ne m’a laissé entendre qu’elle ait pu souffrir de vivre seule. Pourquoi ne s’est-elle pas mariée ? Ses parents ont-ils influencé sa décision ? Elle a toujours fait preuve d’un très grand dévouement à leur égard et apparemment ils ne souhaitaient pas son départ. On peut légitimement s’interroger sur leur rôle dans ce renoncement à fonder un foyer. Il m’a été rapporté qu’elle a eu deux « soupirants », l’un de Trégrom, l’autre du Vieux-Marché. Mais dans les deux cas le mariage n’a pas eu lieu. Certes, il est difficile aujourd’hui de saisir la complexité de choix aussi intimes, de redessiner les contours d’un contexte familial, de dénouer l’écheveau des sentiments… Mais quelle aurait été la vie d’Angèle mariée ? Le plaisir des mots aurait-il pu s’exprimer avec la même vigueur ? Aurait-elle consacré tant d’énergie à coucher sur le papier une moisson de poèmes ? Nulle réponse, mais des suppositions éclairées par tel ou tel aspect de sa personnalité… Elle ne parle d’ailleurs jamais de ce sujet dans la correspondance dont j’ai eu connaissance. Mais elle ouvre son coeur, confie ses peines et l’on sent toute sa tristesse de n’avoir pas davantage d’échanges profonds. De très nombreuses lettres traduisent un sentiment de désappointement voire de désenchantement, particulièrement après le décès de sa mère: «Dommage que vous n’êtes pas plus près de moi, je pourrais au moins délester mon coeur dans le vôtre comme le chagrin tue quand on ne peut exhaler sa peine dans un coeur ami, et moi j’ai des dispositions particulières avec mon âme vibrante 21. » Comment ne pas percevoir dans ces propos une aspiration au partage? Parfois elle se sent mise à l’écart, rejetée : « si vous saviez ce que c’est que d’être seule dans la vie ! et malade et pauvre et qu’on est délaissée et méprisée par ceux-là en qui on avait confiance, justement parce qu’on est la parente pauvre. J’ai eu une crise de dépression pour ne pas dire de désespoir, j’ai été à deux doigts d’une fièvre cérébrale 22. » Ainsi, la paysanne de Traoñ-an-Dour, qui n’a pas encore trouvé la voie de l’expression poétique, ne vit pas dans le bonheur. Les difficultés s’amoncellent, chaque jour apporte son lot de peines et les réjouissances se font bien rares.

La santé déficiente, la fatigue accumulée, la maison laissée vide par la mort des parents paraissent former les piliers d’un temple de souffrance. Malgré son étroite relation avec la terre et les choses de l’univers, il manque à Angèle certaines clés pour vivre pleinement. Seule une foi intense lui permet de supporter sa condition. C’est ce que nous disent ses lettres dès 1943 : «Pour ma part je ne saurais jamais assez remercier le bon Dieu de la grande grâce d’avoir reçu une éducation chrétienne elle est la joie de ma vie ; je sais que mes souffrances ne sont pas vaines. » Ou encore : « La vie n’est pas rose tous les jours, et à certains moments Dieu lui-même se tait on se croit totalement abandonné et c’est la suprême souffrance ; la croix toute nue, l’heure du combat l’heure où nous sentons notre misère notre néant, mais dans l’économie divine cette heure a probablement son prix proportionnel à l’épreuve 23. » Ces propos traduisent un sens aigu du sacrifice. Pour cette grande chrétienne, la souffrance sur terre est une caractéristique de l’humaine condition et Dieu décide du sort de ses créatures. Dans cette perspective, la souffrance a valeur de rédemption et sert pour l’Éternité. Anjela se sent également redevable pour l’ensemble de sa famille, ce qui souligne son sens du sacrifice : « Enfin dieu est le maître et comme je suis la dernière de cette branche il faut que je paye la note, après moi Dieu ne présentera plus la note à personne puisqu’il n’y aura plus personne. » Ces mots sont très lourds de conséquence : le bonheur sur terre peut-il seulement exister pour Angèle ? Sa vie ne doit-elle être qu’une succession de difficultés? Que pleurait-elle dès 1936 quand son amie religieuse vint lui rendre visite? Une lettre de cette dernière est sans ambiguïté : « En tout cas, je souhaite qu’au lieu de vous trouver en larmes sur un lit de douleur comme à ma dernière visite, j’aurai au contraire le plaisir de vous voir pleine de vie et débordante d’activité. » Ce sens du sacrifice lui a été inculqué dès le plus jeune âge par son éducation chrétienne : «Ma Mère Raymondine n’avait pas perdu son temps quand elle m’apprenait autrefois à faire des sacrifices. Je ne sais pas si le bon Dieu les a comptés pour l’éternité, mais cela m’a rudement entraînée à la lutte pour la vie et à la vie pour la lutte (au noble sens de ces mots bien entendu)24. » Bien des poèmes reprennent sous une forme ou une autre cette thématique de la lutte et ces propos en éclairent l’une des origines.

L’émergence d’un écrivain

À partir de l’échange épistolaire dont je disposais, qui couvre quarante années, j’ai pu constater des évolutions comme des constantes chez Anjela Duval. J’ai évoqué son dévouement sans limite à ses parents, l’âpreté de son quotidien, sa santé médiocre. Dans cette vie qui hésite, sa soif d’absolu paraît ne jamais pouvoir être comblée. Chez cette femme qui se cherche, qui manque d’échanges riches, la découverte de la littérature et l’entrée en écriture vont combler un grand vide. Le lien paraît alors indissociable entre langue bretonne et activité poétique. L’élève de l’école des soeurs de Trégrom était souvent citée en exemple par l’institutrice ; cette dernière considérait qu’elle était travailleuse, pieuse et qu’elle lui « donnait entière satisfaction » 25. L’intelligence d’Anjela n’a jamais fait de doute… Plus tard, le plaisir de l’écriture se déploie à travers les lettres même si, parfois, certains courriers la contraignent un peu : « Puis hier soir j’ai voulu me débarrasser de mes lettres ennuyeuses où il faut soigner son style et faire des embarras 26. » Il semble qu’elle en rédige un certain nombre, en particulier pour les voeux de nouvel an ; parfois elle aide même les autres : «une personne est venue me demander de lui faire sa correspondance du 1er de l’an 27. » Il serait certainement intéressant de savoir combien de lettres elle a pu écrire et envoyer, aux quatre coins de Bretagne… ou aux quatre coins du monde. Si sa poésie est un prolongement d’elle-même, sa prose l’est également. Elle éclaire autrement la complexité d’Anjela, trait d’union entre des mondes si différents. À partir de quand la femme de Traoñ-an-Dour a-t-elle eu cet amour de la poésie ? Mme Corson m’a expliqué que deux tantes d’Angèle, religieuses, écrivaient également en breton et en français. Ceci m’a été confirmé par l’échange épistolaire, puisqu’elle fait parvenir à son amie trois poèmes de l’une d’entre elles. J’ai été particulièrement surprise de leur qualité et de l’émotion qu’ils dégagent. Ils sont datés de 1894 et 1896 et écrits dans un français parfait, en alexandrins. Deux titres sont particulièrement intéressants par rapport à l’oeuvre-même d’Anjela Duval : « Souvenir de juin 1894 » qui évoque l’enfance à Roperz-Huon et « Le Vendredi Saint à Ropers-Huon ». Angèle a-t-elle eu contact dès l’enfance avec les poèmes de ses tantes ? Comment cette activité était-elle perçue par le reste de la famille ? Ces poèmes n’ont-ils trouvé place que dans un jardin secret ? Autant de questions qui ne sont pas négligeables. En effet, leurs réponses conditionnent en partie l’entrée en écriture d’Angèle, et expliquent peut-être la discrétion dont elle enveloppe sa plume, ainsi que le peu de temps qu’elle semble consacrer au travail des mots, cette « distraction bien innocente ». La lettre qui accompagne les poèmes de Marie-Jeanne Ollivier recopiés par Anjela Duval n’est pas datée mais a dû être écrite vers 1955. Les premières lettres où la paysanne exprime son intérêt pour la langue et la littérature bretonnes soulignent à quel point cette rencontre la comble de satisfaction. En 1959, elle raconte à son amie: « J’ai gagné un foulard et un livre dans un concours de Breton. Je suis fière de mon breton. » Cette fierté contraste avec le ton habituel de ses lettres. Cette activité lui permet de valoriser ses connaissances, ce qui est tout nouveau pour elle. Elle tient son interlocutrice au courant de ses découvertes, mais d’abord de façon parcimonieuse : « j’ai reçu 1 livre de Messe en Breton et “ Les Épîtres Catholiques ” également en Breton. J’étais fière vous savez !» Elle commence à utiliser la formule de voeux en breton à partir de 1958 et ensuite emploie des mots bretons, mais très peu car son amie ne sait sans doute pas lire le breton. Est-ce pour cette raison qu’elle tarde à lui dévoiler son évolution ? Est-ce par manque de confiance en elle-même ? Par pudeur ? En 1962, elle révèle sa passion nouvelle. Mais elle cultive le mystère en promettant « un merveilleux secret ! » Et d’ajouter aussitôt : « il s’agit d’une distraction bien innocente que je me suis permise ». Toutefois, elle ne lui livre la confidence que dans la lettre suivante… «Ma chère soeur Michel il faut donc que je m’exécute et voici le merveilleux secret que je vous livre en vous priant de le garder pour vous : je suis devenue écrivain breton [c’est elle qui souligne] Oh pas un grand écrivain bien sûr, mais je fais ce que je peux pour notre belle langue qui se meurt d’inanition, ou plutôt non… elle ne meurt pas, au contraire elle commence à revivre plus belle que jamais, grâce à des savants au grand coeur. » Elle lui joint un poème, «un échantillon » de son travail. Elle est comme soulagée de s’être confiée à son amie. En même temps, elle semble un peu mal à l’aise : «Pardonnez-moi d’avoir été deux ans à vous faire part de cette cachotterie ; en plus j’ai fait une trentaine de contes qui n’ont pas encore trouvé d’éditeur. » Propos particulièrement révélateur : Anjela exprime ce qu’elle pense d’elle-même, avec un mélange de bonheur et de modestie qui la rend touchante. Elle est toute à son enthousiasme : l’adjectif « merveilleux » figurait déjà à la lettre précédente. Elle souligne son nouveau statut, mais il n’y a là ni orgueil, ni vanité ; au contraire, elle décrit simplement la pierre qu’elle apporte à l’édifice de la littérature bretonne. Au fil des lettres, on peut suivre l’évolution de sa création. Elle annonce ses premières publications : « Quatre de mes poèmes ont été publiés dans deux revues bretonnes Al Liamm et Ar Bed Keltiek 28. » Elle précise en 1963 que des poèmes sont parus dans la revue Barr-Heol, puis que lors d’une veillée bretonne, au Vieux-Marché, l’une de ses chansons a été chantée : « E-tal an tan, avec musique de Danno ». En 1976, elle évoque la venue de Mlle Martin : « Elle avait besoin de mes cahiers pour préparer un nouveau recueil de Poèmes.»

Son regard sur ceux qui ont à coeur de rendre au breton toute sa place montre à quel point elle se sous-estime et admire les gens de savoir. Cette attitude de grand respect pour ceux qu’elle appelle les « savants » est constante dans ses lettres. Elle cite quelques personnes devenues importantes pour elle. Ivona Martin en fait partie : « Le Bon Dieu me gâte j’ai reçu cette semaine deux paquets de livres bretons d’une dame charitable de Brest quel bonheur 29 », « J’ai reçu une lettre de Mlle Yvonne mardi elle était heureuse que je lui aie écrit en breton 30. » D’autres courriers montrent toute l’importance de son entourage dans ses publications : « Voilà maintenant qu’on me demande de collaborer à une Revue Parisienne qui publie des poèmes en diverses langues avec traductions en français. Je ne me sens pas de taille à figurer parmi de tels écrivains mais Mlle Martin et M. Ronan Huon auxquels j’avais soumis la proposition m’ont conseillé d’accepter 31. » On perçoit bien comment la poétesse de Traoñ-an-Dour demeure humble et finalement peu sûre d’elle dans sa création. Progressivement, elle découvre le travail de l’écriture et accepte volontiers de l’aide : elle raconte ainsi la visite de l’abbé Le Clerc en décembre 1962 : « J’ai passé un moment dur car c’est lui le critique littéraire breton. Il a passé au crible tous mes poèmes. Ses conseils m’ont été très précieux car jusqu’ici j’avais travaillé absolument seule sans aucune leçon. Il doit d’ailleurs revenir cet hiver avec l’abbé Bourdelles professeur au lycée de Lannion. » Elle est cultivée et talentueuse, mais ne semble pas s’en rendre compte. Comme nous l’avons vu, l’ensemble de sa correspondance laisse imaginer qu’elle n’avait pas conçu une image très positive d’elle-même. Malgré la reconnaissance de son talent d’écrivain et les encouragements de personnes qu’elle respecte beaucoup, elle n’est pas convaincue d’appartenir au cercle des grands.

Cette notoriété soudaine l’étonne, la déconcerte voire la dérange. Son passage à la télévision fait affluer de très nombreux visiteurs à Traoñ-an-Dour. Le voyeurisme de certains ne plaisait pas à Anjela. André Souliman m’a d’ailleurs raconté que lorsque quelqu’un l’importunait, elle quittait la maison et restait travailler au champ jusqu’à ce que cette personne quitte la ferme. Mme Blanchard m’a aussi rapporté l’anecdote suivante, particulièrement savoureuse : un jour, cette dame reçoit la visite de gens de Louargat qui lui demandent où habite Anjela Duval. Mais elle leur trouve une drôle d’allure et ne les renseigne pas. Ils partent donc sans la réponse. (« Mais je me disais, si ceux-ci arrivent chez Angèle, comment Angèle va se démener avec tout ça ? ») Quelques jours plus tard, Mme Blanchard rend visite à Anjela et lui demande: « Et les clients qui sont venus tel jour te voir ? » La réponse ne tarde pas : « La prochaine fois que tu recevras des gens comme ça… tu leur diras… quand ils te demanderont où j’habite, tu les enverras à Koad-an-Noz et le temps de faire le tour de la forêt, il faudra bien qu’ils rentrent chez eux. » Mme Corson m’a tenu le même type de propos. Les nombreux visiteurs de Traoñ-an-Dour accaparaient beaucoup une femme déjà épuisée, occupée par les travaux de sa petite ferme. Elle paraît dépassée par tous ces bouleversements et se plaint à ses proches de ce surcroît de travail. Les visiteurs l’importunent jusqu’à son lit d’hôpital et elle ne sait comment s’en défaire : « J’ai des visites innombrables. Ces maudits journalistes ont fait savoir au public d’Ouest-France que j’étais à l’hôpital comme si tout l’ouest avait besoin de savoir, Tonnerre ; je ne suis ni Giscard ni Brigitte Bardot et j’ai besoin de paix », ou encore : « J’ai des visites tous les jours (trop) cela fait monter la fièvre. C’est curieux de voir des personnes éminentes se déplacer de loin pour une si insignifiante personne 32.» Sollicitée pour ses poèmes, elle consacre son temps de repos à écrire : « Je suis prise dans l’engrenage. Je regrette presque, car j’ai si peu de temps à consacrer au Breton, seulement ce que je vole à mon sommeil. Et avec cela mes relations se sont élargies et ma correspondance me mange un temps précieux 33. » Elle insiste un an plus tard : « Je n’arrive plus à contenter tout le monde avec mon breton, et je n’ai pour écrire que le temps que je prends sur mon sommeil.»

À partir des années 1950, on peut donc remarquer dans ces lettres un déplacement des centres d’intérêt puisqu’Anjela parle du breton, des publications et de ses nombreuses visites. Sa correspondance m’a également permis de dater son changement de signature : à partir de 1966, Anjela supplante définitivement Angèle. Loin d’être un acte anodin, cette utilisation de la forme bretonne du prénom marque une étape dans un processus d’évolution profonde. En signant Anjela elle pose un acte fort, affirmant un choix identitaire. La rencontre avec l’écriture, indissociable de sa langue d’expression, participe d’une rencontre bien plus importante encore : celle d’une femme avec elle-même. Les années de silence douloureux vécues par Angèle ont fécondé un territoire intérieur qui ne demande qu’à germer. Progressivement, l’arrière pays, celui de la réflexion, de l’émotion contenue, de la recherche d’absolu, rencontre le pays, celui de la terre, du labeur, de l’effort répété. Et cette rencontre merveilleuse se fait par le cheminement des mots dans le poème. La création donne sens à cette vie qui se cherchait. La reconnaissance du talent d’Anjela consacre ses choix. N’était-ce pas cela d’ailleurs qu’elle attendait depuis fort longtemps : « quand on a bien travaillé on attend une récompense et quand c’est le contraire qui nous arrive cela nous désenchante » 34. La place qui devient la sienne est certainement éreintante car Traoñ-an-Dour se transforme presque en lieu de pélerinage, mais malgré tout, Anjela accède à une reconnaissance littéraire qui efface bien des moments difficiles… Les témoignages que j’ai recueillis mettent en évidence qu’elle vivait entre deux mondes : elle était paysanne et poétesse. Comment le vivait-elle ? André Souliman m’a expliqué qu’Anjela ne parlait pas de la poésie aux gens de son entourage, esquivait les questions sur cette activité. De fait, beaucoup d’habitants de Trégrom ou du Vieux-Marché n’ont découvert la somme de sa production qu’après sa disparition…

Anjela Duval est morte depuis vingt ans, mais ses textes restent vivants. La publication de leur intégralité est un pas important pour rendre son oeuvre plus accessible. Ne serait-il pas intéressant aujourd’hui de se pencher aussi sur les nombreuses lettres qu’elle a pu écrire ? La confrontation de différents types de correspondance permettrait de repréciser certains aspects de sa réflexion, de mieux saisir les conséquences de ses prises de position. En lisant et relisant cet échange épistolaire entre Anjela et son amie religieuse, j’ai constaté que les sujets qu’elle aborde sont naturellement liés à la personnalité-même de son interlocutrice. Elle parle beaucoup de sa ferme parce qu’il s’agit de son univers de prédilection, mais également parce que Soeur Marie de Saint-Michel est elle même issue du milieu paysan, qu’elle peut réellement comprendre ses préoccupations. Et si Anjela lui confie ses tourments, c’est aussi parce qu’elle se sent écoutée et réconfortée. Il est ainsi vraisemblable que chaque correspondance suivie ait un ton particulier, des sujets préférentiels. Les comparer élargirait la précision et la richesse de nos informations…

Le portrait que nous avons esquissé ici est donc forcément partiel. Il repose sur une seule correspondance dont le principal intérêt est de faire découvrir Anjela avant qu’elle ne devienne un écrivain reconnu. Les témoignages complètent les propos des lettres en offrant une vision extérieure d’Anjela quand sa propre prose nous livre son intériorité. Il y a chez la femme, et surtout dans la longue période où elle n’écrit pas, une souffrance importante. Une vie de labeur et de pauvreté, une santé précaire, un certain isolement affectif peuvent expliquer ses accès de tristesse et de découragement. Mais la soif d’absolu et la dimension sacrificielle que révèlent ses lettres nous permettent de mieux comprendre les tourments de son âme et sa quête de sens. Tardive, l’entrée en écriture n’en apparaît que plus forte. La vie lui permet soudain un accomplissement intérieur et lui offre la reconnaissance. Certes, la notoriété apporte son lot de difficultés et bouleverse la vie de la paysanne de Traoñ-an-Dour. Mais l’existence de celle qui choisit de devenir Anjela prend une autre dimension parce qu’elle accorde enfin de l’importance à sa propre parole. «Tout homme est créé pour dire la vérité de sa terre », affirme l’écrivain martiniquais Edouard Glissant. L’oeuvre d’Anjela Duval est sous-tendue par cette recherche. Si la littérature bretonne de cette époque, y compris la littérature en français, accorde une place importante au territoire et aux préoccupations d’ordre identitaire, la relation étroite qu’entretient cette femme avec sa terre donne à sa création poétique une coloration toute particulière. Dans cet ensemble, nécessairement pluriel et ouvert, Anjela Duval trouve son rang et contribue, par une oeuvre aux multiples facettes, à la célébration de la vie.

Notes

1. J’apporte quelques précisions concernant les personnes citées dans l’article. Mme Corson était une nièce d’Anjela, Monsieur Souliman a travaillé les terres de Traoñ-an-Dour, s’est occupé des chiens lorsqu’Anjela était hospitalisée. Il avait sa confiance puisqu’il a été son représentant légal pour voter. Mme Guiomard était une voisine d’enfance d’Anjela et Mme Blanchard tenait un commerce à Trégrom. Je tiens par ailleurs à remercier Ronan Le Coadic et les personnes qui ont accepté de répondre à mes questions : Mme Denise Blanchard, Messieurs Jean-Paul et Gustave Bourdonnec, Mme Marie-Thérèse Corson, M. Philippe Corson, Mme Anne-Marie Guiomard, Mme Janig Leblanc, Mme Libouban, M. André Souliman.
2. Il est parfois difficile de retranscrire la ponctuation d’Anjela, car sous sa plume virgules et points se ressemblent et elle s’accorde certaines libertés dans l’utilisation des majuscules. J’ai choisi de ne pas modifier sa façon d’écrire dans l’ensemble. Anjela ne se relisait vraisemblablement pas toujours, ce qui peut expliquer quelques entorses à la règle.
3. Lettre du 6 août 1961.
4. Lettre du 27 novembre 1946.
5. Lettre de 1960.
6. Lettre non datée.
7. Lettre non datée.
8. Lettre non datée.
9. Lettre du 12 septembre 1976.
10. Lettre non datée.
11. Lettre non datée.
12. Lettre non datée.
13. Lettre de 1942.
14. Lettre du 4 janvier 1942.
15. Lettre non datée.
16. Lettre non datée.
17. Lettre du 28 décembre 1953.
18. Lettre du 27 novembre 1946.
19. Lettre du 4 janvier 1942.
20. Lettre du 15 mars 1963.
21. Lettre de 1959.
22. Lettre non datée, mais dont le contexte permet de savoir qu’elle a été rédigée après la mort de sa mère, donc après août 1951.
23. Lettre du 31 décembre 1958.
24. Lettre du 30 décembre 1957.
25. Propos de Mme Blanchard, qui a fréquenté la même école quelques années après Angèle.
26. Lettre non datée.
27. Même lettre.
28. Lettre du 4 août 1962.
29. Lettre non datée.
30. Lettre du 4 août 1962.
31. Lettre du 20 décembre 1962.
32. Lettres de septembre 1976.
33. Lettre du 20 décembre 1962.
34. Lettre du 23 mai 1943.